Toujours du côté de mon grand père
maternel :
Paul DEVARENNE
En parcourant tous les papiers de
l’oncle Guy, je suis tombé sur ce rapport du commandant de la Corvette L’Alcmène
sur laquelle était embarqué mon aïeul Paul Devarenne. Je laisse son commandant
raconter son histoire dans les termes de l’époque.
Aventures
australes
Hobart-town, le 7 avril 1851
Monsieur
le Gouverneur,
La date de la
dernière dépêche que j’ai eu l’honneur de vous adresser était le 10 septembre
1850.
Arrivé en
Nouvelle Calédonie le 25 du même mois et reparti de cette île le 3 janvier de
l’année courante, je suis venu à Hobart-Town à cause d’un matériel qui ne nous
permettait de naviguer plus longtemps avec sûreté, soit sous le rapport
nautique, soit par rapport à un ennemi quelconque ; situation que je
n’avais vu qu’imparfaitement à Sydney et qui m’a fait pleinement reconnaître la
pratique d’une navigation difficile, mêlée d’opérations militaires.
L’état
d’équipement du navire était à son départ de France, dangereusement
insuffisant, notamment pour l’approvisionnement d’eau, et au logement des obus,
outre le défaut de beaucoup
d’arrangements et de ressources sans lesquelles le navigateur est paralysé.
Je serai le
premier à provoquer une enquête à ce sujet ; mais j’aimerai mieux compromettre mes intérêts plutôt que de
décliner dans des choix qui importent à l’honneur et à la vie de mes compagnons
d’armes, aucun genre de responsabilité. Conséquemment , la Corvette a été non
seulement réparée, mais remaniée avec quelque étendue.
Arrivé à
Hobert-town le 24 janvier, je vous aurai déjà exposé au long de cet état de
choses, en même temps que le petit récit détaillé de nos opérations en Calédonie sans l’extrême occupation qui
m’ont donné ici nos travaux.
Ne voulant pas
cependant vous laisser plus longtemps dans l’ignorance de notre position, je
profite d’un bâtiment destiné pour San Francisco et devant relâcher à Taïti
pour vous faire passer cette dépêche.
Je regrette
qu’elle soit incomplète et je ne sais si je pourrai vous en écrire davantage
d’ici notre départ pour la Nouvelle Zélande qui aura lieu dans une quinzaine de
jours. De toutes manières, ce ne sera qu’à mon retour de Taïti que je vous remettrai les cartes et documents
produits par notre campagne.
En arrivant à
l’ïle des pins au mois de septembre je trouvais que l’évêque d’Amara avait
adopté la nouvelle détermination de tenter un nouvel établissement à Balade.
L’exécution de ce projet exigeait , pour la construction et approvisionnements
de grands préparatifs qu’il estimait devoir durer six mois : il partait le 9 octobre pour
aller lui même les diriger à Sydney.
Nous reconnûmes
l’ïle des pins dans un assez grand détail et nous y fîmes successivement
l’hydrographie des deux ports, l’un au Sud, l’autre au Nord. Du Nord de l’île
des pins l’Alcmène se rendit au port de Kanala, situé par 21° 28’’ de latitude et 1° 23’’ de longitude. Pour
observer à Kanala, il nous avait fallu franchir la ceinture de récifs dont vous
savez que la nouvelle Calédonie est entièrement entourée. A partir de ce point
qui occupe le milieu de la côte Nord-Est jusqu’à l’île de Yandé qui est à
l’Ouest, proche de la pointe Nord-Ouest, nous avons constamment suivi le canal
intérieur aux récifs dont la largeur moyenne égale à trois lieues et dans
certains endroits beaucoup moindre.
Deux fois, nous
nous trouvés engagés dans des passages dont la largeur n’excédait pas un
demi-câble.
Ce canal offre
presque partout un mouillage par un fond de douze à vingt brasses, mais parsemé
de têtes de corail. Il fallait les plus grandes précautions ; nous
mettions à l’ancre toutes les nuits, notre route était éclairée par des
embarcations à des distances qui varièrent suivant les circonstances de temps
et de localités, et allaient quelquefois jusqu’à vingt milles ; j’étais
presque constamment dans la mâture pour faire gouverner.
Du port de
Kanala, nous allâmes à celui de Kouahona qui n’en est éloigné que de dix
milles ; ensuite, nous nous rendîmes à Hienguène puis à Balade. Parmi nos mouvements,
j’attachais une importance particulière à la traversée de Balade à Yandé, c’est
à dire à la découverte d’un passage entre la pointe septentrionale de la grande
terre et la pointe méridionale des récifs du Nord. Pour en mesurer l’utilité,
il suffit d’un coup d’œil sur la carte.
La Nouvelle
Calédonie est une langue de terre longue et étroite, sa longueur égale cent
trente lieues en y comprenant les récifs du Nord et ceux du Sud, s’étend du
Sud-Est au Nord-Ouest, précisément dans le même sens que les vents régnants,
qui soufflent du Sud-Est.
Sydney, qui est
évidemment le principal lieu d’où un établissement européen en Calédonie puisse
tirer ses ressources est au Sud-Ouest de cette île.
Que l’on
suppose un navire à Balade voulant se rendre à Sydney.
Sans le
passage, il n’a en partant que deux mauvaises routes à suivre : il doit ou
bien faire soixante lieues au Nord-Ouest
afin d’aller par le nord les îles Huon, ce qui l’oblige à en faire
encore soixante autres avant d’être revenu à la latitude de Balade ; ou bien
remonter tout le canal des îles Lattayo, c’est à dire faire quatre-vingt lieues
droit dans le vent avec une grosse mer et un courant rapide contre lui, afin
d’aller doubler l’île des pins. Ce fut cette dernière route que suivit
l’« Arabian », navire anglais qui portait à Sydney les naufragés de
la « Seine » et ce n’était que le sixième jour que ce bâtiment ayant
doublé la partie méridionale de la Calédonie, commençait à se rapprocher du
lieu de sa destination.
Après le
passage, peu d’heures après avoir quitté Balade, ayant franchi l’île de Yandé,
on pourra faire route droit sur le port Jackson, dans une mer libre. On avait
préparé d’avance une expédition de seize personnes, commandée par l’enseigne de
vaisseau Paul Devarenne.
Nous avions
pris Hollis, le pilote à Hiengène, il était marié à une femme de Calédonie et à
moitié calédonien lui même, il s’était engagé
à nous piloter dans la mesure de sa connaissance de la côte, où il
pêchait la biche de mer.
On partait dans
mon canot, avec dix jours de provisions, quatre sabres et quatre mousquetons,
vingt coups par arme. Monsieur de Saint Phalle acheva de calquer la seule
carte que nous avions sur le nord de
l’île qui fut dressée il y a soixante ans par d’Entrecasteaux. Je communiquai à
Monsieur Devarenne tous les renseignements que j’avais pu recueillir sur les
parages qu’il allait explorer, renseignements qui du reste étaient entièrement
vagues et lui donnai mes dernières instructions.
« Toute la
construction de la côte me fait croire
que nous pourrons passer près de la terre ferme : la grande masse des
récifs du Nord rend supposable que le canal est ici moins libre que dans les
parages où nous nous sommes tenus jusqu’ici ; mais ce serait un grand hasard
que toute cette masse de récifs fut
compacte et attachée à la terre. Tenez donc la côte et montez au Nord-Ouest
jusqu’à ce que vous trouviez jour, il nous faut de quatre à cinq brasses.
Revenez ensuite vers le Sud jusque par
sa latitude du Cap Tonnerre telle que Monsieur Beautemps-Beaupré l’a
déterminé ».
« Vous
avez dix jours de provisions ; j’espère que vous nous reviendrez dans cinq
à six ; mais je vous donne éventuellement jusqu’à quinze jours, dans le
cas où, en route, soit la sobriété volontaire des hommes vous permettrait de
vivre jusque là, si vous avez le temps de reconnaître quelques ouvertures dans
le récif de l’Ouest . Cette opération nous serait utile…mais considérons là
comme secondaire, nous pourrons la différer ; notre soin principal doit
être de nous faire doubler la pointe Nord de l’ile et d’arriver jusqu’à la
latitude du Cap Tonnerre .
Revenez par le
même chemin que vous avez suivi en allant, nos chances de sûreté seront
augmentées d’autan ».
Et comme, après
ses arrangements personnels et prêt à déborder, vint prendre congé.
« Allez,
lui dis-je, en lui serrant la main, à bonne chance, découvrez ce détroit , nous l’appellerons Devarenne,
cela sera d’un bon effet en « Franche-Comté » (il était de
Besançon) ».
Il partit ému
de contentement, car lui et ceux qui l’accompagnaient avait l’entreprise à cœur.
A bord, nous
nous occupâmes du renouvellement de nos approvisionnements d’eau et de bois, d’arrangements intérieurs
et de nos embarcations que nous avions peine à tenir à flot avec le service
qu’elles faisaient . Je remarquai sur ce point que notre chaloupe a été
gravement endommagée à Taïti pour avoir été doublée avec du cuivre trop lourd, du clou trop fort.
Je préparais
aussi un relevé trigonométrique du Nord de l’île. Les nouvelles préoccupations
qui m’attendaient m’ont empêché de mettre ce projet à exécution.
Les jours
s’écoulèrent. Lorsque le dixième arriva, je commençais à m’inquiéter. Monsieur Ponthier partit avec
le grand canot qui venait tout juste d’être mis en état de naviguer, avec
quatre jours de vivre pour lui et pour Devarenne. Il emmenait avec lui le
commis d’administration Bérard, aussi propre aux armes qu’au travail de cabinet
et le frère Jean Paragnat, de la mission de Calédonie, dont l’intelligence et
la présence d’esprit m’ont été des plus utiles, et je ne parle pas du
dévouement qui est son état.
Observant l’île
Balabion, Monsieur Ponthier, ils trouvèrent une petite poulie de mon
canot ; cela donnait à penser. Les indigènes dirent qu’ils avaient bien vu
le canot, mais qu’ils ne savaient pas ce qu’il était advenu. Monsieur Ponthier
pris la détermination de repartir dès le soir bien que les hommes qui avaient
« nagé » depuis la corvette, c’est à dire un espace de quinze milles,
éprouvant une grande fatigue, elle devait être bien augmentée par le travail de
la nuit qu’on passa presque toute entière à porter l’embarcation sur un plateau
de récifs où elle était engagée.
En se rendant
la veille à Balabion, monsieur Ponthier avait vu s’ouvrir sur sa gauche un
espace libre, dans lequel Devarenne, d’après mes instructions, avait du entrer.
C’était là qu’il fallait revenir puisque les gens de l’île ne donnaient aucun
renseignement. Mais tandis qu’on était arrivés à l’île par le Sud-Est, on la
quittait par le Sud-Ouest et dans cette direction, le récif qui en forme la
base était beaucoup plus étendu.
Après bien des
peines, on parvint cependant à s’en tirer, et au jour, c’est à dire le matin du
11 décembre, le canot voguait dans une eau profonde, entre Balabion et la côte
ferme.
Bientôt, la
côte tourne au Sud-Ouest, et l’on vit se détacher une île fermée de deux
parties qui joint un isthme étroit baigné à haute mer. La première partie au
Nord, appelée Paaba, plus grande, plus basse et de couleur verte, la deuxième
au Sud appelée Jéguiénban, plus petite, plus haute et dont les sommets sont de
couleur de briques, les deux ensemble ayant à peu près six lieues de terre.
Il y avait dans
le canot le nommé Paouni, kanaque de Balade qui servait de guide. Lors que
Jéguienban se découvrit, Paouni, qui jusque là avait gardé le silence, s’écria
que si quelque malheur avait eu lieu, c’était là.
Le canot se
dirigea vers l’espace large de 600 à 800 mètres qui sépare Paaba de Jéguienban.
Les indigènes
occupés à pêcher sur les bancs, s’enfuirent à la vue de notre embarcation, qui
échouait en même temps. Le brave Paouni se mit à l’eau, marcha vers eux, ils
s’arrêtèrent, furent joints par d’autres, et il se trouva entouré de
calédoniens. Monsieur Ponthier craignit pour lui et était décidé à charger si
on lui faisait aucun mal .
Paouni demanda
des nouvelles de mon canot.
« les
étrangers avaient été massacrés en mer, la séduction des femmes ayant été le
moyen de ce crime par ceux de Beleb (autre île éloignée) montant sept pirogues.
C’était à Beleb qu’il fallait aller pour trouver les meurtriers et le
canot ».
Cependant, en
tenant ce langage, les gens de Paaba et de Jégueinban semblaient irrités et
lorsque Paouni les quitta pour rejoindre le canot, ils coururent après lui.
Par bonheur, il
leur échappa et vint communiquer les choses qu’il avait apprises annoncées de
loin par son air consterné.
Monsieur
Ponthier, tout en recevant cette pénible nouvelle faisait remonter
l’embarcation qu’il était parvenu à déséchouer , vers l’ouverture du passage.
Les indigènes marchaient parallèlement , au nombre d’environ quatre-vingt, sur
le rivage de Paaba. Monsieur Ponthier, le commissaire et le frère Jean
délibéraient sur le meilleur à prendre et on se demanda s’il fallait aller à
Beleb.
L’attitude des
Kanaques, leur fuite devant notre canot, leur hésitation avec Paouni et
l’histoire des femmes, laquelle ne s’accordait ni la discipline de nos hommes,
ni le caractère de Devarenne, diverses circonstances donnaient lieu de révoquer
en doute l’authenticité des détails donnés sur un événement dont le fond
n’était que probablement vrai.
Sur ces entrefaits
Paouni distingue à la plage un autre habitant de Balade appelé Pébès et
l’appelle par son nom. Pébès prévoyant peut être qu’une lutte s’approchait et
que nous pourrions bien avoir le dessus, répondit, et se mettant à l’eau vint à
l’embarcation.
On le fit
parler et il commença aussi par des mensonges, touchant les auteurs, le lieu et
l’étendue du massacre. Ce ne fut qu’à force de le presser, s’emparer de ses
contradictions, promettant et menaçant tour à tour que le frère parvint à tirer
de lui ce qui se trouva être la vérité.
« Le
meurtre avait eu lieu à Jéguienban : quatre personnes, trois blancs et une
Kanaque auraient été épargnées et vivraient ».
Alors
commencèrent pour les ravoir, des négociations dont Pébès fut l’intermédiaire
en notre nom.
Les indigènes
demandèrent du délai pour conférer. Monsieur Ponthier y consentit et se rendit
à la grande terre afin d’attendre plus à l’aise, en même temps qu’on faisait
durer le monde . Cette sage résolution au moyen de laquelle on évitait de rien
brusquer, en même temps qu’elle ménageait notre dignité qui eût souffert de
rester en solliciteurs sous les regards immédiats des indigènes fut accompagné
de succès.

Monsieur
Ponthier parlera maintenant, ce qui doit être extrait de son rapport.
« Pendant
qu’on faisait la cuisine, tous les yeux étaient fixés sur un petit mont d’où
devaient descendre nos amis, avant de se rendre à la pointe de Paaba, fixée
pour rendez vous, voulant utiliser ce temps, je me disposais à prendre quelques
relèvements et la hauteur méridienne, quand on me signala un blanc sur la
montagne, il est entouré de Kanaques armés et se dirige avec la foule au lieu
de rendez vous. Cuisine, instruments, tout est laissé à la garde du brave
Paouni, et le canot vole au point convenu. Notre camarade y arrive ; il
nous fait signe avec son chapeau ; à trente pas de la côte, nous
reconnaissons Monsieur Le Marrec, il donne la main à ses assassins avant de
revenir à nous et nous semble presque ému de les quitter. Si tous ces
misérables n’étaient pas armés, n’avaient pas des figures hideuses, on croirait
presque qu’ils viennent avec bonheur rendre un naufragé à sa famille. Enfin, il
vient à nous, avant tout récit, nous jette les noms de Lafitte et Hervé. Tout
cela n’avait été l’affaire d’un instant. Comme je craignais quelque surprise,
j’avais envoyé le commissaire et quatre hommes sur l’avant du canot les fusils
armés et parés à faire feu. Dès notre arrivée, le frère Jean était sauté à
l’eau et s’était rapproché d’un homme qui paraissait commander aux autres et dont
l’air féroce avait attiré les fusils de nos hommes, le frère Jean lui demande
nos deux compagnons et cette fois employant la menace fixe les airs comme terme
de notre patience et malheur à eux si ils ne cèdent pas. Les Kanaques hésitent,
promettent d’une manière évasive, disent qu’ils sont en trop petit nombre et
qu’ils attendent leur pirogue pour délibérer. Néanmoins comme plusieurs
semblent se diriger pour satisfaire à notre demande, nous reprenions la route
de la petite terre et enfin nous y arrivons en écoutant le récit de Le Marrec.
Il nous raconte
l’événement, en précisant la date au lundi 2 décembre à cinq heures du matin,
puis nous donne des renseignements sur l’endroit où sont les deux autres
malheureux.
Je rentrais
dans le canot, il était près de quatre heures, je me dirigeais vers l’endroit
indiqué où Hervé et Lafitte devaient se trouver enfermés. Cette fois nous
tirâmes des coups de fusils pour les avertir de notre présence . Nous pûmes
prendre de l’assurance sur l’effet de nos armes à feu. Bien qu’à peu près à un
mille de nous, vu que les kanaques voyaient le feu, ils se sauvaient avec
terreur, dès lors la réussite devint certaine, soit par la négociation soit par
la force. Après une demi-heure d’attente Pébès revint avec un autre Kanaque,
nous leur expliquons nos intentions, nous irions les chercher nous-mêmes. Les
Kanaques repartent avec un mot pour Lafitte, qui leur annonce notre présence,
le frère Jean me fait penser au canot que nous savons maintenant être derrière
Jéguienban. Le Marrec nous assurant qu’il passera par dessus, la mer étant
haute, je rappelle les Kanaques pour le réclamer également.
Au bout d’une
autre demi-heure, Hervé et Lafitte paraissent sur Paaba accompagnés par quatre
hommes. Les Kanaques prennent la fuite, je m’aperçois seulement alors du noir
du pilote ; Lafitte et Hervé m’assurent que soit volonté, soit résultat de
menaces, il n’a pas voulu venir ; ils m’affirment sous serment avoir vu
les cadavres de douze personnes qui nous manquent. Je n’avais donc plus rien à
faire dans ces tristes parages ; Bérard voudrait bien avant de partir
envoyer ses deux balles à ces misérables ; moi aussi je le voudrais, mais
j’ai peur en leur faisant connaître notre force de compromettre une vengeance plus
complète. Nous prenons donc le canot du commandant en remorque et libres de
serrer dans nos bras les restes de cette malheureuse expédition, nous faisons
route pour la corvette, le vent fut constamment contrarié, le 13 à 6 heures du
matin, nous étions à bord : nos larmes vous en apprirent assez ».
En effet, dès
l’aube du 13, je vis paraître les deux canots à l’horizon. La remorque me fit
prévoir un malheur qui devient plus certain quand nous pûmes compter les
hommes. Retirés dans nos chambres, j’attendais plein de chagrin et d’anxiété.
Monsieur Ponthieu entra suivi des trois matelots, couverts de blessures de
lances heureusement peu graves. Je les embrassai et lorsque nous fûmes remis de
notre commune émotion, je les fis causer.
Partis du bord
le vendredi 29 novembre à 2 heures après midi, on a mis à l’ancre le soir du
même jour, et celui du samedi, sur la côte ferme, dans des endroits inhabités.
Durant l’après
midi du dimanche 1er décembre, on était arrivé à l’île de Jéguienban
et Monsieur Devarenne résolut de s’y arrêter, il prit terre sur une petite
plage sablonneuse libre d’écueils et propice à un prompt appareillage.
Des vivres
furent mis à terre pour être cuits. Il n’y avait impossibilité complète de
cuire dans le canot ; mais cela était incommode et offrait quelques
dangers à cause de la poudre. On préférait, lorsque cela se présentait, faire
cette opération à terre, ce qui était pour les hommes l’occasion de se
dégourdir.
On désirait
aussi avoir de l’eau. Hollis et son calédonien se détachèrent pour s’informer où
il y en avait ; ils allèrent demander à un homme qui était comme une
sentinelle sur le haut d’un monticule, comme il offrit d’y conduire Monsieur
Devarenne et de Saint Phalle, avec trois ou quatre canotiers munis de sceaux et
de barils, le joignirent et il les mena vers un puits où furent remplis les
vases.
Retournant à la
plage, ces messieurs aperçurent une cinquantaine de Kanaques y marchant d’un
autre côté et chargé de fruits qu’ils montraient.
On se
rencontra, quelques échanges eurent lieu et tout alla bien ce soir là. Le dîner
se trouvant prêt, il était cinq ou six heures du soir, on s’embarqua pour aller
manger dans le canot qui fut conduit et ancré au large. Ce fut là qu’on coucha,
faisant bonne garde avec un factionnaire à l’avant, l’autre à l’arrière.
Lorsque le jour
se fit, nos gens, jetant les yeux sur le rivage, le virent occupés à peu près
par le même nombre d’hommes qu’ils y avaient laissé la veille. Ces hommes
étaient accroupis et regardaient l’embarcation.
Devarenne
décida qu’on descendrait encore pour faire le café, après quoi, on prendrait la
mer, pour pousser vivement la reconnaissance. « il faut que dans peu, nous
amenions ici la corvette ».
On débarqua,
les Calédoniens se montrant bienveillants, aident à établir la chaudière avec
des cailloux, et vont chercher du bois. Deux de nos hommes étaient restés dans
le canot pour le nettoyer ; le reste, y compris les deux officiers, se
promenant tout près en attendant le déjeuner.
Au bout de peu
de temps le signal est donné pour se rembarquer, ce mouvement fut exécuté
rondement. Hervé et Clochard qui avaient fait chauffer portaient la chaudière,
il ne restait plus à terre qu’eux deux. Devarenne et un canotier qui allait le
porter sur son dos pendant les quelques pas qui les séparaient du canot. Ce fut
alors que mon pauvre officier tourné vers le large fut assailli par derrière,
terrassé, et frappé d’un coup de casse tête. Hervé et Clochard, laissant tomber
la chaudière se jettent sur les agresseurs, parviennent à dégager leur chef
qu’ils portent, déjà sans connaissance, dans la chambre. Mais les sauvages, en
commençant l’attaque, ont jeté un cri auquel se lèvent deux cent des leurs,
tapis dans les broussailles derrière la berge qui forme la côte. Tous se
précipitèrent vers l’embarcation. Comme on était prêts à appareiller, elle avait
son arrière à terre : le malheur veut qu’il soit retenu par la sabaye
encore attachée à un arbre. Les Calédoniens s’emparent de cette corde, c’est en
vain que mon patron crie à ses brigadiers de se hâler sur le canot. Déjà tout
est confus, le gargousier a été renversé ; les capsules ne se trouvent
pas, les Indiens qui ont complètement cerné le canot, le retiennent d’une main
tandis que de l’autre, ils frappent nos hommes à coups redoublés. Il paraît que
de Saint Phalle, debout sur le banc de la chambre , est le seul qui ait pu
faire quelque résistance et qui ait blessé un Kanaque ; bientôt, du reste,
un coup de lance l’ayant attrapé à l’épaule, son sabre s’échappe de ses mains
et il meure à son tour.
En un moment,
dix personnes avaient péri.
Le Calédonien
du pilote, si jeune d’ailleurs qu’on ne pourrait l’accuser de trahison, après
avoir un instant combattu avec nous, avait ensuite profité de sa couleur pour
se glisser du côté des assaillants.
Restaient
encore Pagneux, Lacoste, Hervé, Lafitte et Le Marrec qui en se défendant,
avaient été jetés dans mer, éperdus ; ils nageaient au hazard, poursuivis
d’un côté par les Kanaques, de l’autre par les requins dont ces parages
fourmillent. Pagneux et Lacoste sautent sur une de ces pointes de l’anse, ils y
étaient guettés et y trouvent la mort.
Les trois
derniers voient arriver sur eux le canot avec des Kanaques, ils croyaient leur
dernière heure arrivée, lorsqu’à leur grand étonnement les Kanaques leur font
des signes d’amitié et les recueillent. Pourquoi cette réserve dans le crime,
étais-ce l’idée vague de faire pardonner, raffinement de cruauté ou pur
caprice ? Il serait difficile de le dire.
Pendant neuf
jours, nos trois hommes menèrent la même vie que les sauvages, allaient avec eux
à la pêche et à la chasse, traités avec douceur et ne manquant de rien.
Voilà ce qui
avait eu lieu à Jèguienban. »
Après
avoir conféré avec les officiers de la
corvette, je m’occupai en attendant de punir un attentat aussi odieux dans la
mesure que permettait la faiblesse de nos ressources et la sûreté du bâtiment,
décidé toutefois à faire part de la résolution un peu plus grande que celle de
la prudence.
La saison
pluvieuse qui commençait, l’effet moral sur notre équipage et les chances de
surprendre l’ennemi, tout recommandait d’agir promptement.
Comme
d’ailleurs, l’imperfection de l’équipement de nos canots, sans compter
celle des arrangements pour agir à terre
(vous savez, Monsieur le Gouverneur, combien nos navires pêchent sur ce point,
eut rendu imprudent d’entreprendre aucune opération hors de portée de la
corvette, je me déterminai à la conduire sur le lieu du massacre en me servant
des renseignements de monsieur de Ponthieu et des trois matelots.
Le 24 décembre
au moment de quitter ces parages, je fis l’ordre du jour dont suivent les
termes : « depuis que la corvette est engagée dans les récifs de la
Nouvelle Calédonie chacun a eu fréquemment l’occasion de montrer les qualités
de l’homme de mer, ou s’est porté avec zèle à la manœuvre et aux différentes
choses qui ont été entreprises ».
Le commandant
en exprime sa satisfaction à l’officier en second et à tout le personnel,
notamment par ce qui a été fait dans le but de punir le crime commis sur onze
de nous, et sur un étranger dont nous avions charge.
Le désir du
commandant étant d’appeler sur leur mémoire l’intérêt qu’elle mérite, il compte
proposer au gouvernement de donner au passage qu’ils ont découvert dans le Sud
de l’île Balabiou le nom de détroit Devarenne.
Il demandera
aussi que, lorsque l’on aura purgé ces parages de la barbarie dont ils sont
maintenant affectés ; un monument soit érigé, avec le nom de toutes les
personnes qui étaient dans le canot, au sommet de l’île Jéguienban ; de
cette manière nos regrets passeront et se prolongeront dans l’avenir.
Il n’y a pas
besoin d’ajouter que rien ne sera négligé de ce qui pourra être fait en faveur
des familles de ces marins morts en tristes circonstances.
Cette
communication et les autres parties de mon rapport signalent, Monsieur le
Gouverneur les bons services rendus par le personnel de la corvette et je
connais assez votre sollicitude pour savoir qu’il n’est pas besoin de les
recommander davantage à votre attention.
Dans l’après
midi du 24 décembre, l’Alcmène avait franchi les récifs de l’Ouest, nous fîmes
alors route vers le Sud de la Nouvelle Calédonie, puis nous revenons au
Nord-Est et nous arrivâmes à l’île des Pins, côté opposé à celui par lequel
nous l’avions quitté.
Je désirai
faire savoir à la mission ce qui avait eu lieu et m’informer d’elle. Plusieurs
pères avaient été rappelés à Sydney, leur évêque qui s’occupait activement du
retour projeté à la grande terre de Nouvelle Calédonie.
Mais,
j’apprends maintenant qu’un changement important fait dans cette mission.
Monseigneur d’Anrata passe aux îles des navigateurs et le vicariat de Calédonie
est donné au père Rougeyros maintenant à Fontaima.
A Hobart-Town
nous avons eu un nouveau malheur, deux hommes, le quartier maître Parot et le
matelot Pelle par suite d’une manœuvre imprudente ont péri dans une
embarcation.
Je finis,
Monsieur le Gouverneur, en vous annonçant un chargement de bois pour Taïti dont
j’espère qu’on sera content dans nos chantiers. Nous prenons ainsi vingt
tonneaux de bois de gamme bleu, espèce qui pourrait offrir les meilleures
qualités et valoir sous certains rapports, le chêne d’Europe, on en envoie
beaucoup aux arsenaux d’Angleterre, je prendrais les espars à la Nouvelle
Zélande. »
J’ai appris que
la malédiction de l’Alcmène était
absolue. Le 2 juin 1851, la corvette se perdit à Wangaron (Nouvelle Zélande).
L’équipage fut sauvé avec l’aide de la Fly
qui se trouvait là. Les hommes furent rapatrié sur l’Alexander jusqu’à Tahiti (20 août) puis sur la Sérieuse qui arriva à Brest le 6 avril 1852.
Après la période « Tintin chez les
sauvages », je vais aborder un rivage mythique dans notre famille…le
versant oriental !
A la fin du 19ème siècle et
au début du 20ème, l’orientalisme était un passage obligé des
imaginaires occidentaux. Les aventures en Chine ou au Tonkin, les fumées à base
d’opium, les mystérieuses femmes d’Asie,
les senteurs de soie et de santal…tout un raffinement si exotique,
contenu dans la maison de Pierre Loti à Rochefort et dans toutes ces merveilles en jade ou
ivoire ramenés par nos petits explorateurs locaux.
Non, notre famille
n’a pas juste exploré cet Orient de pacotille, mais nos héros ont franchi la
frontière qui transforme une simple curiosité en une véritable implication qui
va marquer les vies de chacun. Par l’étrange chimie des rencontres humaines,
cette famille est devenue en quelque sorte le symbole de l’ère Meiji et du
soutien de l’Occident au bouleversement du Japon. Ou comment la grande histoire peut rejoindre
la petite…
Notre famille a
su aller plus loin que le simple exotisme géographique, pour aller en faire une richesse génétique.
C’est donc une attirance très profonde dans la découverte et l’appel de
l’aventure, qui sont donc bien ancrés en nous !

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