II
Entre mythe et légende…
Chronologiquement la période se
rapproche, mais il reste du temps et le personnage proposé peut encore être
« mythique », mais le cours de son histoire doit correspondre à son
époque et s’approcher du « réalisme ». C’est sans doute la relation
la plus difficile, celle qui verse encore dans l’imaginaire, mais qui doit
respecter les mémoires à peine effacées. Il y a déjà dans l’histoire familiale,
comme une ombre qu’il ne faut pas complètement trahir.
Géographiquement, nous nous sommes
rapprochés de l’extrême orient et plus
précisément du Japon. Le héros exotique et asiatique est des plus prisés dans
une famille. Cela apporte un surcroit d’excitation généalogique, mais surtout
le contexte n’en devient que plus original.
Nous allons vivre cette aventure à
l’ère Meiji, moment incroyable où cet empire va passer en vingt ans du
moyen-âge aux temps modernes. Dans
l’imaginaire du héros, il y a celui qui débute sa carrière de héros dans sa
tendre enfance…c’est alors un héros d’exception !
Mon arrière grand père, côté maternel
Yoshigoro ITO

A l’ère Meiji naissante, les prémisses
de l’armée impériale dans le domaine de
Choshu
Le
Samouraï
Marie tu ne devais pas encore avoir
entendu parler de ce grand père héroïque, car tu n’avais alors que deux
ans quand ces évènements lointains se
sont produit…
Les
hennissements !
Quoi les hennissements ?
Ce sont les hennissements qui annoncent
les batailles !
Ils sont arrivés à l’aube, ils
descendent des collines qui dominent la
plaine de Nagoya. Au loin le Château Aishi. Une petite troupe qui peu à peu grossit et
progresse dans le cliquetis des armures et des armes. Des cavaliers et des hommes qui sont des
ombres dans la brume du matin, quand ils émergent des bois et traversent les
premiers champs.
D’où ils sont, ils peuvent apercevoir
la fumée qui forme un panache plus noir que les brumes du matin, au dessus des
toits en pagode du château. Toute la plaine côtière est paisible en ce petit
matin de décembre. Les hommes en cuirasse
avancent à tâtons, en retenant leur armement pour ne pas donner l’alerte trop
tôt et surprendre les soldats du gouverneur, restés fidèle à l’empereur.
Celui qui semble le chef arbore un
casque imposant digne des derniers samouraïs, fait d’acier, de bronze, avec de
l’ivoire pour figurer des cornes sur chaque bord. Il paraît sorti d’une scène
du moyen âge, si ce n’était le pistolet
accroché à sa ceinture et la paire de jumelles qui oscillait autour de son cou.

Le Japon est alors ravagé par la guerre
civile. Le clan Tokugawa et ses partisans laisse le pays à la dérive, et
s’opposent aux envies de réforme du jeune empereur Mutsushito…Une période
d’instabilité et de trouble s’en est suivi, on l’appela la guerre de Boshin.
Entre 1868 et 1869 : une
guerre civile éclate au Japon. Guerre entre les armées des clans de Satsuma, de
Chōshu, de Tosa et leurs alliés et, d'autre part, les troupes appartenant au
gouvernement shogunal d'Edo et les clans qui lui restèrent fidèles. Le gouverneur n’appartenait à aucune de ces
factions, et il s’efforçait de respecter
le pouvoir du nouvel empereur.
Seuls les sabots des
lourds chevaux de trait qui tirent les canons résonnent sur les pavés des
faubourgs de la ville.
Dans le château, les
gardes font leur ronde en suivant les couloirs, sans marcher sur les nombreux
tatamis. Ils passent de bâtiment en bâtiment pour revenir au donjon. Ils ne
portent que des juste-au-corps en cuir pour pouvoir se mouvoir sans trop de cliquetis
et laisser le jeune maître reposer. Ses parents sont partis pour Edo où son
père, le gouverneur rend compte à l’empereur de l’état de la province. Le jeune
garçon, âgé de dix ans, ne passe pas une bonne nuit, son sommeil est agité, il
est en sueurs. C’est un enfant sage et posé mais dont tous les proches
s’étonnent du regard intense et décidé. Il n’est nullement capricieux, mais
parfois son caractère en fait un être replié sur son univers intérieur…on
pourrait le penser rêveur, non, il est plutôt capable de se concentrer sur une
idée, sur un événement jusqu’il en ait compris toutes les facettes.
Là, soit une sorte de
fièvre nocturne, soit un mauvais rêve, le sort du sommeil, et il se lève
machinalement et va d’un pas hésitant vers un couloir sombre pour accéder aux
commodités. Il croise l’ombre d’un garde qui suit le couloir
de ronde, et cette ambiance guerrière
finit de le réveiller. En sortant du
cabinet, il va vers les fenêtres qui donnent vers l’extérieur du château…il
admire les couches moutonnées faites par les brumes matutinales, et il laisse son regard les suivre à travers
la plaine, il devine les formes du village qui est en aval, seuls quelques
toits émergent de cette ouate, faisant du paysage comme l’œuvre d’un artiste…mais
il perçoit des petits points qui percent parfois cette neige aérienne.
Son petit pas résonne sur le plancher, et pris par l’excitation il parcourt tout le
couloir extérieur qui surplombe le donjon…ses yeux cherchent désormais ces
formes un peu fantomatiques qu’il a vite distingué dans l’aube naissante. Puis il entend un remue-ménage, tout le
château semble sortir de sa léthargie…des bruits d’armure, des cliquetis
d’armes, des courses un peu erratiques…tous les prémisses du combat. Sans réfléchir, il pénètre dans le Kura et emporte tout ce qui fait le trésor de sa
famille.
Le jeune garçon est
poussé vers sa chambre, il proteste mais
le garde qui se met en travers de sa route, sait qu’il doit veiller sur le fils
du gouverneur , comme sur sa vie.
Bientôt vient le bruit des flèches qui viennent se planter dans les
parois centenaires de la tour. Il y a le bruit des arquebuses et des fusils qui fait trembler
les cloisons de papier du château. L’enfant réfléchis et malgré son jeune âge,
il a compris que la situation de la garnison était désespérée.
Curieusement son esprit est calme et les idées lui
viennent sans effort : il sait ce qu’il doit faire. Il écoute les
bruits…le garde a rejoint ses camarades…il sort.
Son parcours dans le
château est à l’inverse de celui des gardes, et il atteint le jardin sans avoir
croisé le moindre obstacle. Il connaît
parfaitement le chemin secret qu’il a découvert en jouant avec la fille de
l’intendant. Cachée derrière une gloriette de style victorien, un buisson de
houx touffu et repoussant marquait l’entrée du souterrain.
Le jeune garçon n’avait
trouvé pour se vêtir que sa tenue d’écolier à l’européenne, avec des culottes
courtes, des bas-chaussettes et de bonnes chaussures qui lui permettaient de franchir sans encombre le chemin souterrain. Le passage l’a conduit
assez loin dans les bois à l’arrière du
château et aux bruits qu’il perçoit, il comprend qu’il a franchi la ligne des
troupes rebelles. Il courre à toute vitesse et dans la pâleur d’un matin
d’hiver, il disparaît dans la campagne.
Derrière lui le château
s’éloigne et il ne se retourne qu’une fois pour apercevoir
des flammes qui s’élèvent et éclairent le ciel neigeux de cette matinée
blafarde. Des larmes coulent sur ses yeux. Il les sèchent et puis son regard
semble se durcir et il repart d’un pas plus ferme en longeant les cultures
maraichères de la basse plaine. Il ne croise personne. Les gens de la campagne,
méfiants par nature, préfèrent rester à l’abri de ces fracas qui ne concernent
que la caste des guerriers. Ils écoutent leurs ancêtres qui leur suggère de
demeurer loin du tumulte. Il en est
ainsi de la survie du paysan.
Il courre puis marche, courre à nouveau
durant de longues heures, avant de s’arrêter épuisé au bord d’une rivière,
cachée au creux d’un vallon. La nature y est si paisible, qu’il donne
permission à son corps , à ses jambes, à ses pieds, de se reposer.
Il ne sait pas combien de temps il a
dormi. Il se sent hagard, perdu, ses pensées sont confuses…Il replonge dans un sommeil profond. Ses yeux
s’ouvrent sur un soleil éblouissant : le paysage est magnifique et son
esprit reprend le dessus, et un faible sourire éclaire son jeune visage.
A
Yedo, les jours suivants, les parents de Yoshigoro avaient appris l’attaque du château, et leur inquiétude était
immense. Même si il ne pleurait pas comme son épouse, et que son comportement
était digne d’un haut fonctionnaire de l’empereur, son père était rongé par la
culpabilité. Il n’avait pas daigné écouter sa femme, et il avait voulu laisser
leur enfant à Nagano, si loin à l’ouest, dans ce Japon en proie à la guerre
civile. Eux qui sont sans nouvelle de
leur fils, se morfondent dans cette partie inférieure du Palais de l’empereur,
le Soto-Siro, où vivent les hauts dignitaires de l’empire.
L’empereur a envoyé un de ses
chambellans aux nouvelles et se tient au courant du sort du jeune Yoshi, qui
est pour lui comme le symbole du futur Japon, aux prises avec les forces du
vieux pays millénaire qui veulent empêcher l’incroyable changement voulu par
l’Empereur. Nagano n’est pas si éloigné
de Yedo, mais c’est tout Hondo qu’il faut franchir dans sa largeur : deux
cent kilomètres de montagne, de chemins escarpés, de ravines, de gorges
profondes, et où la vie si rude a rendu les populations mal habituées à la
compassion et à la bienveillance. Partout, même si il a pu fuir, ses parents
savent que leur si jeune fils devra vaincre le rude hiver japonais et franchir
des cols pour franchir le mont Hotaka, le Jari ou le Kiso. Pour eux, la
situation est désespérée et son père en vient à souhaiter qu’il est péri dans
l’assaut du château plutôt que d’affronter cet enfer lent.
Sans imaginer les soucis de ses
parents, Yoshi combat pour sa survie, et après franchi les basses vallées
agricoles, il a décidé de s’orienter avec le soleil et les étoiles comme lui a
enseigné le jeune capitaine Chikuma, qui l’avait pris en affection. Il n’hésite
pas et sait qu’il doit marcher vers l’Est
vers le col de Torii. La route des vallées par Ueda et Saku est
certainement plus facile, mais ces vallées sont occupées par les troupes
rebelles et en jeune stratège, digne de
son père, il va emprunter le chemin de la montagne où il y aura moins de
rencontres. Ses jambes sont gelées et le
froid attaque aussi ses doigts et ses oreilles. Il se décourage souvent durant
ce troisième jour de marche et la perspective d’une nuit encore plus glaciale
l’effraie davantage que les troupes. En
suivant un chemin où il a remarqué des petites crottes fraîches, il arrive à
deviner dans l’obscurité naissante, des
panaches de fumée et l’odeur d’un feu de bois, et c’est au bord de l’épuisement
qu’il s’écroule après avoir frappé sur une vieille porte toute vermoulue.
Quand il rouvre les yeux, il ressent
une chaleur bienfaisante qui le parcourt des pieds à la tête. Il entend des bruits qui proviennent du bout de cette
grande pièce unique, mais comme ce coin là est éloigné de l’âtre, il ne perçoit
qu’une ombre qui s’affaire. Il se redresse
et repousse la peau de bête qui
le recouvre. L’homme, car la forme s’avère humaine, vient vers lui
-
Ca y est, ce petit homme est revenu du monde des
esprits !
-
Qui êtes vous, qu’est ce que je fais ici ?
-
On dit bonjour et merci de l’hospitalité, voilà ce qu’on
dit jeune malotru !
Yoshi rougit et bredouille quelques mots d’excuse
-
Acceptez mes excuses, je m’appelle Yoshigoro. Je me rappelle juste du froid et d’avoir vu
votre maison en marchant
-
Laisse là tes excuses, je me moquais de toi… D’ailleurs
tu es bien aimable de nommer
« maison » ma cahute…mais ton histoire me paraît digne de
remplir mes mornes journées de chévrier. Je m’appelle Asama
-
Mais c’est le nom d’une montagne…
-
Tu as raison, jeune Yoshi, on m’a appelé comme ca parce
que j’y menai mon troupeau. Maintenant, raconte moi !
Il écouta le récit de Yoshi sans l’interrompre …ses yeux disaient tout
l’intérêt qu’il portait à cette histoire.
Quand Yoshi s’est tu, l’homme s’est gratté la tête
-
C’est une sacré aventure pour ton âge…tu veux donc aller
jusqu’à Yeddo ?
-
Oui
-
Tu sais que c’est une folie en hiver ?
-
Oui
-
Mais, tu le feras
-
Oui
-
Bon… je vais t’aider. Tu es fou, mais sans hésitation,
tu es le plus courageux des garçons que j’ai croisé, Yoshi. Je suis pauvre,
mais je connais ces montagnes comme mon jardin, et je vais te donner de quoi
résister au froid et de quoi trouver à te nourrir en chemin.
Asama, se mit à
l’ouvrage, il alla chercher une peau de bête dans sa remise pour la découper à
mes mesures. Puis il rassembla des chaussettes en laine, une écharpe bien
chaude et un bonnet qui résisterait à la neige. Il m’enseigna dans son champ
enneigé comment fabriquer un abri de fortune pour échapper aux bourrasques et
au froid.
Trois jours ont
passé depuis son arrivée spectaculaire dans ce coin perdu de montagne. Mais
Asama et lui ont mis ce temps à profit et c’est plein de forces et d’espoir que
Yoshi reprend son chemin. Il est très différent : déjà en apparence, ses
habits de jeune citadin ont laissé la place à des vêtements de petit montagnard
, et son esprit s’est affirmé, il se
sent fort et sait qu’il parviendra au but. Il ne sait pas au juste comment,
mais il en est certain.
Enfin après des
jours et des jours de marche, il quitte les zones montagneuses et il sent l’air
vif qui vient du pacifique, il reste méfiant, et passe loin des villages qui
commencent à se succéder dans la plaine.
Parfois, il s’approche d’une ferme et, furtif, il vole quelques œufs ou
une poule, parfois il parvient à chaparder
un plat qui chauffe sur le feu, il laisse quelques sous pour ne pas être trop
coupable. Il est transformé, son corps a muri, il se sent différent, comme si
il avait brusquement changé d’époque. Sa peau fine et si blanche est devenue
rugueuse et brûlée par l’air froid. Le gamin, symbole vivant du Japon
occidentalisé, est devenu un petit ours, vêtu de peaux de chèvre et de bandes
de laine. Un petit sauvage, plein de
force et de haine, lui qui jadis, il y a encore dix jours, était l’enfant le
plus doux et le plus policé du Japon.
Le petit
sauvage se glisse dans les campagnes, il longe les rizières et puis il remonte le chemin entre les petites fermes. C’est le froid qui fige tout
ce monde dans les blancs et les gris et qui étouffe tous les bruits habituels
de la campagne, même les chiens n’aboient pas, et les rares humains qui se
dessinent sont courbés et furtifs comme pour s’excuser de troubler cette
quiétude morbide.
Plus il
approche de Yeddo, plus la campagne s’anime, la ferme devient hameau, et le
hameau se fait village. Les habitants avec l’avancée du jour sortent et commencent
à travailler à leurs occupations..Yoshi s’approche de la vie, il y revient, et toutes ces voix, ces bruits lui font du
bien, après ce long silence des neiges hautes, comme les bergers appellent les
cimes en hiver.
Son œil
s’intéresse à tous et à tout, ce voyage forcé, il le prend comme une immense
leçon de choses. Son trajet jusqu’au
palais de l’empereur est un émerveillement de chaque instant. L’enfant en
mutation capture toutes ces scènes qui
lui étaient auparavant interdites, et son cerveau travaille à la vitesse où les
joueurs de Mah Jong reposent leurs pièces (tacatacatac).
Il respirait à
plein nez l’odeur de la soupe Miso au crabe, ou celui d’un bol de riz
« oyako ». Brusquement et en
traversant ce Japon qui lui était inconnu, il découvrait des couleurs, des
saveurs, des bruits qu’il ignorait. Tout cela lui plaisait beaucoup.
Bien sûr,
ensuite, il y a eu les cris et les pleurs de sa mère, de ses tantes venues en
renfort. Après, il y eu les honneurs, son père, Kendji Ito, qu’il n’avait
jamais vu ému aux larmes quand Yoshi lui a remis les trésors de la
famille. Il a même rejoué la scène dans
la grande salle d’apparat du Palais en présence de sa majesté impériale et de
tous les hauts dignitaires. Nous sommes
en 1873, L’empereur n’est revenu à Yeddo que depuis trois ans, et le régime a
besoin de victoires et de belles histoires. L’empereur s’est emparé ce celle de
Yoshi…toutes les gazettes de la nouvelle capitale impériale en parle . En
ces temps troublés où l’empereur est accusé de tout bouleverser, et de vouloir
enterrer les valeurs du Japon éternel, cette histoire si édifiante est pain
béni pour faire passer un message. L’empereur ne veut pas abolir les valeurs
ancestrales, il veut juste faire entrer son pays dans les temps modernes.
Yoshigoro fait
connaissance avec la propagande d’état, son histoire si pure, si forte, est
récupérée par un régime qui veut asseoir son jeune pouvoir. On en fait un
symbole, mais il accepte, pour son père, pour l’empereur…Dans la foulée de cette
gloire, il est anobli, devient baron, et rentre à l’école militaire de l’armée
impériale, dont plus tard allait provenir la future école navale impériale.
Dans ces mêmes
années, un obscur ingénieur des armées, avait obéi à des ordres venant de
l’empereur Napoléon III, et avait traversé le globe pour équiper ce pays d’une
marine de guerre moderne. Léonce Verny, ingénieur du génie maritime et
polytechnicien, avait débarqué dans cette contrée encore moyenâgeuse par bien
des aspects, avec la foi du missionnaire.
Il en avait un peu l’allure d’ailleurs, cet ardéchois fier pouvait être
ombrageux , et dans ces moments là son oeil se faisait perçant et sa barbe
devenait menaçante. C’est son expérience
en Chine qui l’amène ici pour tout bâtir à partir de zéro.
Le Japon a besoin
d’un endroit pour d’abord entretenir, et un jour construire ses navires :
cet ingénieur surdoué va superviser la construction du port et de l’arsenal de
Yokosuka. Comme c’est un esprit
pragmatique, à défaut d’être un architecte, il décide avec son équipe de
reproduire l’organisation de l’arsenal de Toulon. Cette copie conforme va
parfois se nicher dans les détails en reproduisant même le campanile, assez peu
japonais, qui va désormais orner l’entrée de cette place forte de l’Orient. L’homme est cassant et un peu vaniteux, mais
c’est un formidable meneur d’hommes et
il se démène pour trouver le bois nécessaire à la construction navale. Léonce
Verny remue ciel et terre pour trouver les essences de bois qui conviennent à
l’expression de son art : la construction navale. Car chaque forme
nécessite des types de bois différents : il y a les bois droits, les bois
courbants, et enfin les bois courbes.
Pour les
bordées, certains chênes vont convenir, mais il les faut maigre ou dur, sinon
dit-il, ils vont plier et « cassent comme un navet ». Sous l’eau,
bien résineux, c’est l’orme qui se révèle le meilleur. Les mâtures elles sont
faites à l’aide de pins grands et bien droits, et le souci de l’ingénieur Verny
sera de trouver des pinus sylvestris, des epicea et des pins de Floride. Au fil
des lettres et rapports, nous voyons que la collecte de ces bois de marine
demeure son obsession.
Ce jour là, il
parcourt en long et en large son bureau situé au centre de l’arsenal en
maugréant contre ces maudits retards
dans la livraison des bois. Il lui faut
se confier et le jeune japonais qui lui sert d’interprète et de traducteur a la
malchance d’être à portée de voix.
Pourtant le jeune Aito est un jeune homme des plus affables et
conciliants. Pour cette époque, il a reçu la formation la plus occidentale
possible : d’abord les bons pères jésuites
puis il a été formé dans la toute
première école d’ingénieur au Japon. C’est par patriotisme qu’il a accepté de rejoindre l’arsenal, après
un court séjour à la toute jeune académie navale où il a rencontré un jeune officier ardent,
tout aussi patriote que lui : l’avenir du Japon.
Aito est aussi
réservé que Yoshi peut être passionné ; c’est l’eau et le feu. Souvent ils
se retrouvent dans l’un de ces bouges qui servent un mauvais saké, mais quelques mets acceptables préparés par la vieille édentée qui se tient
habituellement au fond de la salle commune en se distrayant des histoires de
ces marins qui parlent de tous ces nouveaux
mondes qu’ils découvrent un peu plus !
Là dans ce lieu
interlope, les deux nouveaux guerriers de l’ère Meiji refont le monde en
commençant par imaginer l’avenir encore improbable de leur pays en pleine
révolution culturelle et technique. C’est l’heure des pionniers, mais aussi des ingénieurs qui succède enfin à celle des anciens
seigneurs de la guerre et des ronins.
Aito comme
Yoshi, même si ils conservent une certaine
nostalgie de ces temps troublés où régnaient les hommes forts, tous deux
savent qu’ils représentent les temps nouveaux.
Malgré de
nombreux retards et des changements de plans, l’arsenal est désormais une
réalité et les navires commencent à sortir des trois cales et du bassin de
radoube. Les japonais regardent avec
fierté ces constructions et Yoshigoro
est parmi ceux là. Les bâtiments
s’étendent sur le pourtour de la baie, et le plus grand d’entre eux est la
corderie qui sert également à la préparation de la mâture. Ce fut d’ailleurs le premier contact de notre
jeune officier avec cet endroit unique au Japon.
Il a parcouru les presque quatre cent mètres de
ce long édifice et il a admiré tous ces hommes qui construisaient
« sa » marine, « ses » bateaux. Le regard du jeune guerrier s’est embrasé
sous les promesses futures qui apparaissaient sous ses yeux.
Sans
vraiment le connaître, Yoshigoro
croisera plusieurs fois cet étrange personnage, ce sera son premier Oyatoi gaikokujin (étranger employé par le Japon pour le faire
progresser). Aito lui a présenté son « patron »
, cet incroyable Léonce François Verny
qui s’emporte à la moindre contrariété,
mais qui est capable de trouver des réponses aux innombrables problèmes posés par la création d’une marine :
établissements, approvisionnement, navires, mais aussi à former les hommes, les
marins, les ingénieurs, les intendants. Tout, tout est à faire, comme se plait
à dire ce diable blanc malpoli !
Depuis ces
temps là, il a compris qu’il devait ravaler sa fierté bien enraciné au fond de
son âme et qu’il fallait supporter l’arrogance et les humeurs changeantes de
ces hommes si compétents dans leur domaine et si ignorants des autres hommes. Avoir su surmonter sa nature, va faire de
Yoshi notre homme-passage entre Orient
et Occident.
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