
Mai 1996, un article de Jean Baudrillard dans Libé fait l'effet d'une bombe!
Si dans la pornographie ambiante s'est perdue l'illusion du désir,
dans l'art contemporain s'est perdu le désir de l'illusion. Dans le porno, rien ne laisse plus à désirer. Après l'orgie et la libération de tous les désirs, nous sommes passés dans le transsexuel, au sens d'une transparence du sexe, dans des signes et des images qui en effacent tout le secret et toute l'ambiguïté. Transsexuel, au sens où ça n'a plus rien à voir avec l'illusion du désir, mais avec l'hyperréalité de l'image.
Ainsi de l'art, qui lui aussi a perdu le désir de l'illusion, au profit d'une élévation de toutes choses à la banalité esthétique, et qui donc est devenu transesthétique. Pour l'art, l'orgie de la modernité a consisté dans l'allégresse de la déconstruction de l'objet et de la représentation. Pendant cette période, l'illusion esthétique est encore très puissante, comme l'est, pour le sexe, l'illusion du désir...
...L'art jouant de sa propre disparition et de celle de son objet, c'était encore un grand oeuvre. Mais l'art jouant à se recycler indéfiniment en faisant main basse sur la réalité? Or la majeure partie de l'art contemporain s'emploie exactement à cela: à s'approprier la banalité, le déchet, la médiocrité comme valeur et comme idéologie. Dans ces innombrables installations, performances, il n'y a qu'un jeu de compromis avec l'état des choses, en même temps qu'avec toutes les formes passées de l'histoire de l'art. Un aveu d'inoriginalité, de banalité et de nullité, érigé en valeur, voire en jouissance esthétique perverse. Bien sûr, toute cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique de l'art. Mais c'est tout aussi nul et insignifiant au niveau second qu'au premier. Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire: c'est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul: «Je suis nul! Je suis nul!» et c'est vraiment nul.
Toute la duplicité de l'art contemporain est là: revendiquer la nullité, l'insignifiance, le non-sens, viser la nullité alors qu'on est déjà nul. Viser le non-sens alors qu'on est déjà insignifiant. Prétendre à la superficialité en des termes superficiels. Or la nullité est une qualité secrète qui ne saurait être revendiquée par n'importe qui. L'insignifiance la vraie, le défi victorieux au sens, le dénuement du sens, l'art de la disparition du sens est une qualité exceptionnelle de quelques oeuvres rares, et qui n'y prétendent jamais. Il y a une forme initiatique de la nullité, comme il y a une forme initiatique du rien, ou une forme initiatique du Mal.
Le Philosophe Yves Michaud diagnostiquait dès 2003 un affadissement de l'Art contemporain...

Voici une interview de Yves Michaud dans Télérama en 2009
En 2003, dans L'Art à l'état gazeux,vous diagnostiquiez un art désacralisé et volatil, qui infuse tout notre quotidien. Dans ce contexte, l'audace a-t-elle encore un sens ?
Nous continuons à croire que l'art doit viser la transgression, mais en réalité, aujourd'hui, celle-ci ne va pas très loin : il s'agit d'une audace ritualisée et encadrée. Pour deux raisons : la première tient au fait que toutes les voies ont été explorées, et qu'il est difficile d'aller plus loin. C'était différent au XIXe siècle, lorsque Manet peignait l'Olympia: représenter une prolétaire nue était un vrai scandale, une forme de pornographie, maintenant omniprésente sur Internet. La deuxième tient aux cadres légaux, qui sont largement reconnus et acceptés. Il est désormais totalement interdit de montrer des enfants nus - gare à la pédophilie ! - ou des animaux maltraités - cruauté bannie ! Des artistes comme Lewis Carroll ou Pierre Louÿs, avec leurs photos de petites filles, seraient aujourd'hui en prison. Comparés à eux, nos artistes vivants sont des saints, respectueux de la justice, de l'opinion publique, de la correction morale et des groupes de pression.
Sauf que c'est impossible, à moins de s'exposer à des sanctions. L'artiste chinois Huang Yong Ping n'a pas pu montrer, au centre Georges-Pompidou, son installation Le Théâtre du monde,où il voulait faire cohabiter et s'entre-tuer toutes sortes de bestioles et d'insectes (serpents, scorpions, araignées...) : les associations protectrices des animaux sont intervenues avant. Le plus frappant est que l'interdit n'est pas contesté : les artistes acceptent que la société se « judiciarise » et font eux-mêmes valoir à répétition leurs droits. Regardez Buren : il n'arrête pas d'engager des poursuites pour défendre son œuvre ! Comment ne pas respecter le droit dès lors qu'on le sollicite ?
Je m'appuie sur ces deux théoriciens pour mettre en garde contre un art "mode", un art de "microcosme", des pratiques de "niches" qui ne relèvent pas des différents critères qui pourraient définir une véritable activité artistique.
Je m'explique en prenant un exemple d'actualité dans ma bonne ville de Toulon.
Prenons un centre d'art qui a adopté une ligne thématique pour ses expositions (1ère faute de goût car les milieux "autorisés" et experts préfèrent de loin une approche artiste par artiste ou à la limite, courant d'artistes par courant d'artiste. Cet endroit s'appelle "Hôtel des Arts" et la puissance politique, assez ignorante de ces différents débats a été sollicitée pour y accueillir une sorte d'annexe du centre Pompidou, avec une ligne d'expositions sur le design.
J'avoue aimer le design, mais c'est un exemple de complément d'art et non d'art majeur, utile aux publics pour entrevoir les différents aspects de la création. Et comme baudrillard, je m'insurge contre cette main mise de l'élite qui n'oppose que l'arrogance aux besoins de vulgarisation et de médiation. Horreur! Quel vilain mot j'ai employé? Oui il faut d'abord penser aux publics qui a besoin de thématiques pour se retrouver dans les chemins tortueux de l'Art contemporain.
Messieurs les spécialistes, allez donc produire vos centres d'art sans public en d'autres lieux et laissez vivre un centre d'art qui est respectueux de ceux qui aiment, comme de ceux qui ne connaissent pas encore l'Art contemporain.
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