Les bibliothèques troisième lieu
bbf : 2010 57
t. 55, no 4
Mathilde Servet
Bibliothèque nationale de France
mathilde.servet@yahoo.fr
Une nouvelle génération d'établissements culturels
Concept encore peu répandu en France, la bibliothèque troisième lieu 1
incarne un modèle phare aux États-Unis, où l’appellation « third place
library » fleurit sur la biblioblogosphère et dans la littérature
bibliothéconomique. Elle y fait figure de voie d’avenir et semble se
matérialiser également dans plusieurs établissements européens,
notamment au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Europe du Nord, où la
filiation directe à ce modèle est parfois ouvertement revendiquée, à
l’exemple du « Fil rouge », bibliothèque centrale de la ville de
Hjoerring, au Danemark, présentée au dernier congrès de l’Ifla 2 (International Federation of Library Associations and Institutions).
Si le concept est abondamment utilisé,
il reste toutefois peu documenté, peu explicité, et son usage peut
connaître des acceptions divergentes. Il paraît donc opportun de se
pencher sur ses caractéristiques afin d’en restituer l’essence et de
mieux saisir le succès qu’il remporte 3.
Qu’est-ce que le troisième lieu ?
Le troisième lieu, notion forgée au début
des années 1980 par Ray Oldenburg, professeur émérite de sociologie
urbaine à l’université de Pensacola en Floride, se distingue du premier
lieu, sphère du foyer, et du deuxième lieu, domaine du travail. Il
s’entend comme volet complémentaire, dédié à la vie sociale de la
communauté, et se rapporte à des espaces où les individus peuvent se
rencontrer, se réunir et échanger de façon informelle.
Oldenburg insiste sur la nécessité du
troisième lieu et déplore son déclin à l’issue de la Seconde Guerre
mondiale, avec le développement des « automobile suburbs »
américaines, banlieues tentaculaires sans véritable épicentre, où
l’usage quotidien de la voiture régit la vie et éloigne les individus
les uns des autres. Ces nouvelles configurations urbaines ont fait
imploser les anciens rituels sociaux qui prenaient autrefois place à
l’église, au marché ou dans les commerces de proximité.
L’individualisation des modes de vie a conduit à l’étiolement du lien
social.
Dans son ouvrage 4, le sociologue passe en revue nombre de troisièmes lieux (anciennes piazzas italiennes, biergarten allemands, pubs anglais, parcs, etc.) et identifie le café à son expression la plus aboutie 5.
L’approche d’Oldenburg s’apparente à la démarche de l’École de Chicago,
courant sociologique qui appréhende la ville comme un laboratoire
social et explore les rapports entre agencements de l’espace et
phénomènes sociaux, entre ville et société.
Oldenburg a établi une typologie présentant les caractéristiques du troisième lieu :
• Un espace neutre et vivant
Il se veut un espace neutre, propice à un
échange informel entre tous les membres de la communauté, procurant des
opportunités de rencontres autres que celles possibles dans les sphères
privée ou professionnelle. Ces espaces agissent comme niveleur social où
les individus se positionnent sur un même pied d’égalité. La
conversation et le partage de moments agréables avec les autres
constituent l’attrait principal de ces lieux. En adéquation avec ces
pratiques, l’ambiance du troisième lieu est généralement joyeuse et
vivante, marquée par la curiosité, l’ouverture et le respect de l’autre.
Le caractère enjoué du troisième lieu l’apparente à une grande aire de
jeux. Son accessibilité le caractérise également : une large amplitude
horaire et une localisation appropriée en font un endroit aisément
abordable.
• Un lieu d’habitués
Les troisièmes lieux agissent comme
« facilitateur social » et permettent de rompre la solitude ou de
contrer l’ennui. On peut s’y rendre spontanément avec la certitude de se
retrouver en bonne compagnie, entouré d’habitués. Leur environnement
est marqué par la simplicité, mettant les gens à l’aise, les invitant à
s’approprier le lieu facilement. Les troisièmes lieux offrent un cadre
confortable et douillet, dans lequel les individus ont envie de
séjourner plus longuement que dans certains établissements commerciaux
qui incitent au passage rapide des clients d’une boutique à l’autre.
• Comme à la maison…
La convivialité y régnant rapproche leur atmosphère de celle du foyer, en fait de véritables home away from home.
Cinq éléments confortent le troisième lieu dans sa parenté avec le
foyer et surpassent parfois celui-ci en matière d’ambiance. Ainsi, il
procure aux individus un ancrage physique autour duquel s’articule leur existence quotidienne, qui les enracine dans la communauté et éveille en eux un sentiment d’appartenance. Le troisième lieu est véritablement composé par ses usagers, qui lui donnent sa richesse. En son sein s’opère une regénération du lien social. C’est un des rares lieux où l’on peut être soi-même sans peur d’être soumis au jugement d’autrui. La chaleur humaine et la joie de vivre imprègnent son atmosphère.
• L’œcuménisme social
L’individu en retire de multiples
bénéfices personnels. Les troisièmes lieux sont garants de nouveauté et
invitent à vivre une expérience inédite, brisant la monotonie du
quotidien. Ils entretiennent la sensation d’aventure, d’excitation,
d’inconnu. Agrégateurs de populations variées, ils décuplent les
possibilités de rencontres et génèrent une forme « d’œcuménisme
social ». Terreau fécond de sociabilités diverses, ils offrent une
perspective différente sur l’existence, s’inscrivant en faux contre les
comportements individualistes. Ils agissent comme un stimulant moral, ce
qui leur confère des vertus thérapeutiques. En outre, le réseau de
connaissances du troisième lieu n’est pas contraignant, car il
fonctionne sur la base du volontariat. Cette forme de compagnonnage à la
demande permet de lever le « paradoxe de la sociabilité » : l’individu
peut s’engager à sa guise dans des interactions avec les autres, sans
souscrire aux règles qui régissent habituellement les relations plus
intimes. Le troisième lieu facilite ainsi un mode d’affiliation plus
occasionnel et informel.
• Un cadre propice au débat
Il est pour Oldenburg des bienfaits encore plus nobles qu’il qualifie de « greater goods ».
Les troisièmes lieux revêtent une fonction politique. Ils encouragent
l’épanouissement de l’esprit démocratique en offrant un cadre propice à
l’échange, aux débats publics 6.
Oldenburg rappelle le rôle des tavernes dans l’histoire américaine,
faisant office de forums, ouverts à l’ensemble de la population, où
confrontations d’idées et positions communes nourrissaient l’opinion
locale et collective. Pour le sociologue, la télévision a dépossédé les
individus de leur rôle participatif à la vie collective. Les troisièmes
lieux peuvent contribuer à restaurer l’engagement politique en
favorisant l’association. Cette vision renvoie à celle de Tocqueville,
qui avait été frappé par la vitalité des réseaux américains, pas
nécessairement due à des rassemblements organisés, mais plutôt à des
rencontres improvisées, informelles. En outre, l’engagement des
individus pour la communauté renforce leur sentiment de cohésion et fait
des troisièmes lieux des promoteurs de valeurs positives. Respect,
tolérance, ouverture et bienséance y sont tacitement de mise. Les
troisièmes lieux neutralisent ainsi les comportements déviants, tout en
offrant la possibilité de se décharger d’émotions négatives. Espaces de
plaisir et de détente, ils nourrissent le sentiment identitaire et
suppléent au déficit actuel de rites. Ce faisant, ils opèrent comme des
avant-postes du domaine public et garantissent une forme d’environnement
sécurisé et protégé.
Le concept appliqué aux bibliothèques
Si Oldenburg ne répertorie pas la
bibliothèque au nombre des troisièmes lieux dans ses ouvrages, un autre
sociologue, Robert Putnam, qui a fortement contribué à la médiatisation
du capital social 7, n’hésite pas à le faire en prenant l’exemple d’une des bibliothèques de Chicago 8. Il y voit un nouveau troisième lieu, un espace vibrant d’activités, « une partie active et responsable de la communauté », un agent de changement 9.
Ce constat n’est pas isolé. D’autres,
sociologues, urbanistes ou bibliothécaires, trouvent cette association
pertinente, notamment l’historien britannique des bibliothèques,
Alistair Black, pour qui la bibliothèque a toujours opéré comme un
troisième lieu : « Aux côtés d’autres
établissements de la vie de tous les jours, où l’on peut traîner et se
détendre, à l’instar des cafés, librairies, tavernes, lunch clubs et
centres communautaires, elles [les bibliothèques] ont
historiquement témoigné des qualités essentielles propres au “troisième
lieu” : elles représentent des endroits neutres, gommant les clivages
sociaux, plutôt sans prétention, communautaires ; elles constituent des
territoires familiers, confortables, accessibles, qui favorisent
l’interaction, la conversation (dans certaines limites) et une ambiance
enjouée ; elles sont fréquentées par des “habitués” et font fonction de
second chez-soi, soulageant les individus du train-train quotidien,
procurant réconfort et dis¬traction
10. » D’après Kate Meyrick, auteur de l’article « Libraries with latte : the new third place 11 »,
la bibliothèque remplit tous les critères du troisième lieu et tend à
se décliner en un espace d’échanges et de vie par excellence. La phase
de mutation actuelle amorcée par la bibliothèque, avec l’adjonction de
cafés en son sein, tend à parfaire sa dimension sociale et en fait un
troisième lieu majeur 12, pierre angulaire de la collectivité.
On pourrait relativiser le degré
d’adéquation entre la bibliothèque et le troisième lieu au motif que la
conversation ne constitue pas son activité principale, ou bien que le
lien unissant ses usagers n’est pas d’une nature similaire à celui
entretenu par les habitués d’un café ou d’une association sportive. Il
n’en reste pas moins que la très grande majorité des critères établis
par Oldenburg semble observée dans ces bibliothèques d’un nouveau genre.
Leur climat de convivialité associé à leur caractère public leur
confère même une place unique à l’échelle de la ville.
Pour le journaliste et philosophe
hollandais Michaël Zeeman, les bibliothèques font partie des derniers
lieux publics dans nos sociétés post-modernes qui offrent généreusement
des possibilités de mixité sociale et des opportunités de rencontre. Le
rôle des marchés et des églises s’est en effet considérablement amoindri
au cours du siècle dernier. Quant aux autres lieux culturels, tels que
les théâtres ou les salles de concert, ils ont aujourd’hui une
programmation et une audience spécifiques qui ne laisse guère de place
au métissage social. Les cafés connaissent une évolution similaire,
s’adressant de plus en plus à un public particulier 13. La vision idéalisée d’Oldenburg du bistrot parisien n’a, de fait, plus cours.
On peut s’interroger sur la portée du rôle
politique des bibliothèques troisième lieu. En effet, si les individus
se croisent ou échangent juste quelques mots, la bibliothèque ne
constitue peut-être pas un véritable lieu de débats démocratiques.
Pourtant, Magnus Tortensson, enseignant-chercheur suédois en
bibliothéconomie, plaide pour l’apport démocratique décisif des
bibliothèques. Lieux de rencontre et d’échange, d’expérience de vie avec
et à travers les autres, elles constituent un service gratuit et
permettent l’assimilation des bases de la participation à la vie
publique 14.
En dépit de quelques variations de la
matrice originelle, la substance du troisième lieu semble bien se
distiller dans cette nouvelle génération de bibliothèques et y trouver
un terrain d’expression fertile. Certaines caractéristiques du troisième
lieu connaissent même un renforcement en bibliothèque. Nombre de
nouveaux établissements s’entendent comme des home away from home par excellence, véritables living rooms
publics à l’instar de l’OBA d’Amsterdam ou de la DOK de Delft, et
développent le concept dans des proportions rarement atteintes par des
lieux publics. En outre, les bibliothèques adjoignent au concept
d’Oldenburg une plus-value : elles se déclinent en fait en troisièmes
lieux culturels, proposant des cheminements variés vers une culture
protéiforme.
Caractéristiques de la bibliothèque troisième lieu
Un ancrage physique fort
À l’heure de la dématérialisation des
supports et de l’avènement des bibliothèques numériques, les
bibliothèques troisième lieu engagent un réel pari physique. Elles se
veulent point d’ancrage de leur collectivité. Afin d’attirer en leurs
murs des publics habituellement peu réceptifs, elles procèdent à une
redéfinition de leur sémantique architecturale, scellant définitivement
la rupture avec les bibliothèques temples du savoir. Le passage du sacré
au profane est consommé 15.
Dans les Idea Stores londoniens ou les
bibliothèques hollandaises, la palette de couleurs retenues, le confort,
le design, voire l’excentricité, tranchent avec l’image austère parfois
véhiculée par leurs aînées. De nombreux dispositifs introduisent de
l’intime dans la bibliothèque et gomment les frontières entre sphère
publique et privée. À l’OBA (Openbare Bibliotheek van Amsterdam)
d’Amsterdam, des poufs blancs munis d’ordinateurs en leurs centres ne
laissent d’autre choix aux usagers que l’adoption de postures (en
l’occurrence, position assise en tailleur), habituellement réservées à
la sphère domestique. L’usager investit la bibliothèque à sa manière et
s’approprie ainsi le lieu.
L’agencement des espaces prend
davantage en compte la diversité de ces pratiques : des zones
silencieuses côtoient des espaces de travail informel, des salles
dédiées à la réunion ou des cafés. De vastes plateaux alternent avec des
espaces plus modestes ou des niches intimistes. Ce découpage spatial,
parfois appelé « zoning », permet à plusieurs usages de cohabiter dans
un même lieu.
Il se dégage de ces nouveaux
établissements une ambiance stimulante et excitante. La bibliothèque se
fait terrain d’expérimentation, de découverte, d’exploration, et
s’apparente à un grand terrain de jeux. Îlots thématiques ou décors
confèrent de surcroît au lieu une dimension ludique et propice à
l’imaginaire.
Une vocation sociale affirmée
La bibliothèque troisième lieu propose à
ses usagers des formes de « vivre ensemble » multiples, un cadre
convivial propice au bien-être. Elles opèrent comme des « espaces
Facebook 3D » ou une transition de « MySpace » à « OurSpace », comme
l’appelait de ses vœux, en 2008, l’ancien ministre britannique en charge
de la culture Andy Burnham 16.
En cela, elle contribue à la restauration de l’identité communautaire,
du « nous », prônée par Robert Putnam. Souvent situées sur des artères
marchandes très fréquentées ou en centre-ville, disposant d’amplitudes
horaires plus larges, regroupant des services diversifiés, elles
attirent nombre d’usagers et se déclinent en lieux bourdonnants de vie.
Elles permettent l’accès à un premier niveau de rencontre informelle
entre usagers, habitants d’un même quartier ou d’une même ville. Mais
les structures de taille plus modeste favorisent également le
développement d’échanges plus personnels et d’une atmosphère
« familiale ». Le confort physique et humain incite au prolongement du
séjour et y introduit de nouveaux usages sociaux : parler, téléphoner,
boire ou manger. Les cafés, de plus en plus présents, constituent des
moteurs privilégiés de cette sociabilité.
Pivots de la vie de la collectivité, ces
établissements remplissent une mission citoyenne. Ils offrent des
services à la personne (alphabétisation, formation, aide à la recherche
pour l’emploi, aide aux devoirs, etc.) et entretiennent des partenariats
privilégiés avec les associations, les écoles ou la presse locale.
Cours, débats, ateliers, rencontres de clubs y prennent place, plaçant
« l’humain » au centre de leur démarche. La bibliothèque de Delft a
d’ailleurs adopté l’adage suivant : « Notre meilleure collection, c’est les gens. »
Terrain neutre, les bibliothèques troisième lieu permettent aux
individus issus d’horizons les plus divers de cohabiter en un même
espace.
Une nouvelle approche culturelle
En rupture avec une vision élitiste de la
culture, la bibliothèque troisième lieu refuse d’être un lieu de
prescription du savoir. L’héritage sociologique français,
essentiellement bourdieusien, est marqué par une hiérachisation des
différentes formes de culture qui se reflète dans une série de couples
antinomiques : « Élite/masse, savant/populaire, légitime/non légitime, culture cultivée/culture populaire. » Dominique Pasquier met en évidence la connotation morale qui colore cette représentation de la culture : on l’a analysée « par le haut », « à partir des pratiques des élites qui consolident leur classement social par leur classement culturel
17 ».
À rebours de cette appréhension légitimiste de la culture, la
bibliothèque troisième lieu célèbre les dissonances culturelles 18, le voisinage de contenus, la diversité des supports culturels. Elle s’adresse à un usager « omnivore 19 »
et lui propose une offre riche et variée, sans hiérarchisation marquée.
Ce faisant, elle déculpabilise et désinhibe l’usager. Comme le souligne
Bruno Maresca : « À la différence
d’autres traditions, notamment anglo-saxonnes, la culture reste
forcément dissociée en France du divertissement et on répugne le plus
souvent à penser le rapport que le public entretient avec cet univers
selon les schémas de la consommation de loisir. La lecture publique
n’échappe pas à ce schéma général
20. » La bibliothèque troisième lieu, en revanche, annonce l’ère de l’infotainment (contraction d’information et d’entertainment) ou encore de l’edutainment. Elle assume le fait que des formes de cultures populaires ou commerciales soient représentées en son sein.
Les goûts et les pratiques des usagers ont
d’ailleurs une incidence directe sur la déclinaison des collections et
des services proposés. L’usager se fait souvent cocréateur, producteur
de contenus. Les pratiques collaboratives du web 2.0 sont importées en
bibliothèque : open podiums dédiés
aux créations musicales ou littéraires, productions culturelles
collectives, possibilité d’emprunter des réalisations des usagers
(projet Demotek en Europe du Nord). À Heerhugowaard, aux Pays-Bas, deux
classes d’école primaire ont même travaillé avec les architectes à la
conception du bâtiment.
Le modèle de la bibliothèque troisième lieu : dérive marchande, confusion des genres ou voie d’avenir ?
Ces nouvelles structures ont complètement
revisité le modèle traditionnel de la bibliothèque et cherchent à
s’inscrire dans la compétition avec l’industrie de loisirs et des
produits culturels, à l’heure où les individus sont confrontés à une
offre croissante. Elles travaillent leur pouvoir de séduction et
n’hésitent pas à emprunter des stratégies marketing propres à l’univers
marchand. Leur architecture (larges surfaces vitrées, présence
ponctuelle d’escaliers roulants, écrans…) s’inspire des centres
commerciaux. Les Idea Stores – dont les rayures bleues et vertes
imprimées sur les façades de verre agissent comme un logo – sont, quant à
eux, la première chaîne de bibliothèques au monde. Les Discovery Center
implantés dans le sud de l’Angleterre ont repris le modèle de la chaîne
et promettent un concept absolument novateur : « This is new, this is exciting, this is totally different. » L’usager est appréhendé comme un client dont il s’agit de gagner les faveurs, en lui procurant des « moments forts ».
À l’instar des chaînes de librairies
anglo-saxonnes ou de Starbucks, la bibliothèque propose une autre image
de marque et joue sur les valeurs de convivialité, de communauté, de
lien social. Les bibliothèques troisième lieu investissent, tout comme
les magasins, l’âge de l’expérience : on ne cherche plus à imposer un
produit, mais à comprendre comment le client fonctionne et à lui
proposer un style de vie, une ambiance spécifique. Le concept de
« Belevnisbibliotheek » (bibliothèque de l’expérience) a d’ailleurs fait
son apparition aux Pays-Bas, où, comme à Rotterdam, le client peut
puiser à sa guise dans une palette d’offres et d’ambiances.
Tout cela semble bien loin de la
conception originelle du troisième lieu, dont l’auteur insiste sur
l’incompatibilité avec la sphère marchande. Toutefois, cette
contradiction semble se désamorcer en bibliothèque, car les objectifs
poursuivis ne sont pas d’ordre financier. Il s’agit avant tout d’amener
l’usager à la culture par des voies variées, attrayantes et novatrices,
de lui présenter une expérience qui fait sens pour lui, à un niveau
émotionnel et intellectuel : « Quand vous entrez dans la DOK
21
, vous vous sentez immédiatement le
bienvenu dans cet endroit où vous pouvez passer des heures si vous en
avez envie. La DOK incarne ce que j’ai toujours souhaité qu’une
bibliothèque soit en termes d’ “expérience” autour des livres, de
l’information, des contenus, des médias et des gens. Vous ne pouvez vous
empêcher de sourire quand vous êtes à l’intérieur et vous vous sentez
tout simplement plus heureux de façon générale
22. »
En Angleterre ou aux Pays-Bas, le recours
aux méthodes marketing n’est pas empreint de suspicion comme cela peut
se produire en France. Il est envisagé comme un outil précis et efficace
permettant d’élaborer plus finement un projet.
On reproche souvent à ces bibliothèques
polymorphes de vendre un peu leur âme et d’oublier leur mission première
– la diffusion du livre – à vouloir assumer trop de rôles et de
missions. On s’interroge sur la légitimité de ses établissements et on
pointe du doigt un consumérisme culturel. Mais on oublie trop souvent
que ces établissements sont davantage fondés sur les besoins des usagers
et qu’en leur sein la démocratisation culturelle a réellement lieu, ce
dont attestent leurs taux de fréquentation record. Le modèle de la
bibliothèque troisième lieu s’apparente à la vision de la bibliothèque
que propose Michel Melot dans La sagesse du bibliothécaire : « Pour atteindre son seuil critique, il faut que la bibliothèque ait de nombreux lecteurs et bien d’autres
usages que la simple lecture. La bibliothèque n’existe que par la communauté […] [Le bibliothécaire] ne
parle pas pour lui-même mais pour la communauté qu’il sert. Il doit en
refléter les goûts et les opinions, mais aussi les ouvrir à d’autres.
Son choix doit être celui de la pluralité […], cette “bigarrure” qui caractérise les sociétés libres
23. »
Ces établissements hybrides s’entendent
comme des lieux de vie, proposent de nouvelles approches de la culture,
testent de nouvelles formules (offre novatrice, colocation d’équipements
culturels et/ou de services…), et dépassent le périmètre
traditionnellement imparti à la bibliothèque. Ils se muent en centres de
culture et d’information communautaires. Si le livre reste au cœur de
leur offre et légitime encore l’appellation de « bibliothèque »,
quelques structures optent déjà pour des dénominations inédites : Idea
Stores, Discovery Centres, DOK (Library Concept Center), etc., ce qui
illustre le passage à un autre type d’établissement. Il ne faut pas
craindre cette évolution, mais l’envisager comme une période de
renouveau fécond. La bibliothèque n’est pas moribonde. Nous amorçons une
phase d’expérimentation inédite, riche, stimulante. Il ne s’agit pas de
prôner un prototype unique d’établissement, différentes sortes de
bibliothèques doivent coexister. Le modèle des bibliothèques troisième
lieu propose, quant à lui, un horizon de possibilités élargi, où
missions sociales et culturelles se conjuguent plus étroitement. La
France, jusqu’alors moins prompte que les pays nordiques à souscrire à
ce concept, commence à s’y ouvrir, comme en témoignent par exemple les
projets d’Angoulême et de Thionville illustrés ci-après(voir sommaire de
ce dossier).




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